La complainte de l’entêté

Ma femme me dit que je suis têtu ! Cela fait longtemps qu’elle le dit. Têtu … ! Au début je ne prêtais pas attention à ce terme. Je le croyais naître de cet amalgame, que mes proches peuvent faire avec mon irascibilité et mon impatience, digne héritage de mon père et grand-père. Une discussion, un sujet qui fâche, une adversité incomprise, une colère naissante … et tchac ! Le couperai tombait : j’étais devenu « têtu » ! Mais voilà que mes deux filles grandissent, et tendent à soutenir leur mère dans ce pitoyable point de vue de ma personne : « Papoune est têtu » !

Une telle conclusion, émise par une population aussi petite soit-elle, a tendance à me faire méditer suivant le principe des proportions : à trois contre un dans la maison, maintenant c’est sûr, je suis têtu ! Pourquoi serais-je le seul à penser différemment, puisque les trois quarts des membres qui composent mon foyer pensent le contraire ? D’illustres statisticiens se sont penchés sur le problème, et ce n’est pas moi qui irais remettre en question, ce que d’autres, plus intelligents, ont prouvé par le passé. Le fait est là, le jugement humain a tranché : je suis têtu à 75% de probabilité !

Vous l’aurez compris … Loin de moi cette ambition vouée à l’échec, de contester la théorie des statistiques ! J’ai plus envie de m’attaquer au jugement humain. Non, non ! Pas celui de ma femme précisément, ni celui de mes filles. Je parle bien, au global, de « jugement humain ». Car c’est lui qui mène l’homme à de telles déductions, et c’est donc lui que je remets en question lorsque je me fais traiter de « têtu ». Mais alors, quel peut bien être le chemin que prend le raisonnement humain, pour qu’un homme soit amené à qualifier son semblable de la sorte ? Est-ce une volonté délibérée de casser l’adversaire, ou est-ce une exagération dans la conclusion ? Lorsqu’on me traite de têtu, le suis-je par une pratique vexatoire inopinée, ou par une extension abusive de la notion d’entêtement ?

Réfléchissons un peu : A quel moment la notion d’entêtement apparait-elle ? A quel instant précis l’idée que l’autre s’obstine, surgit-elle en nous ? Une chose est sûre : le têtu n’est jamais seul. Il doit son existence à celui ou celle qui le traite comme tel, dans un milieu favorable à son éclosion : le dialogue. La magie s’opère lorsque ce milieu devient instable, et annonce la clôture imminente du débat. Cet instant précis qui met au monde un « têtu », c’est la fin d’un échange entre deux partis, que le sujet en question oppose. C’est d’ailleurs assez incroyable, et j’oserais dire humainement décevant : Alors qu’une fantastique bataille d’arguments a eu lieu, l’un des deux partis constate, avant l’autre, qu’aucune issue n’est possible. Il se produit alors une métamorphose du comportement humain : Contraint de constater son échec pour convaincre, voilà que l’homme quitte subitement le terrain de la joute verbale, pour s’avancer sur celui de la vexation, en osant prétendre que l’autre est têtu ! Généralement, ce terme clôt définitivement le débat, laissant le « têtu » démuni devant cette conclusion, à priori, non négociable. Cette situation me fait penser à un formateur en technique d’animation, que j’ai côtoyé à mes débuts, et qui disait : « Dans une réunion qui tourne au conflit, faites des perdants, mais ne faites pas de martyrs ! ». Celui qui qualifie l’autre de « têtu », n’est-il pas en train d’en faire un martyr, en constatant sa propre incapacité à se placer gagnant du débat ? En effet, le soi-disant « têtu » porte le mal d’une situation qui n’aboutit pas. C’est la définition même d’un martyr. L’attaquant se croit gagnant en ayant écrasé son adversaire, mais il a perdu le trophée pour lequel il se battait : rallier l’autre à ses opinions. Nous sommes donc bien sur le schéma de la vexation. L’attaquant se donne l’illusion de la victoire, en offensant son adversaire, et en lui ôtant ainsi toute opportunité de réplique.

Mais l’offense est-elle l’unique vecteur de l’entêtement ? Peut-être y a-t-il, derrière, un vrai périmètre, qui fait que cette notion va bien au-delà de la vexation. Selon le Larousse, un entêté est une « personne qui montre un attachement obstiné à ses opinions ». Remarquez le mot central de cette définition : « obstiné ». Dans un échange entre A et B, A ne parvient pas à convaincre B. Doit-on dire que B s’obstine ? A l’inverse, B ne parvient pas non plus à convaincre A. Doit-on dire que A s’obstine aussi ? Et si tout simplement A et B n’étaient pas convaincants, pourrions-nous parler d’obstination ? Nous sommes donc en train de mettre en évidence une chose importante : même avec l’aide du Larousse, nous sommes toujours dans l’offense lorsque l’on parle d’obstination. A ce titre, constatez par vous-même qu’on ne dira jamais « JE suis obstiné », mais plutôt « TU es obstiné » ! Allez ! Insistons encore pour nous donner une seconde chance de voir ce mystérieux périmètre de l’entêtement, et rouvrons notre Larousse à la page du verbe « s’obstiner » : « S’attacher avec ténacité à quelque chose sans se laisser détourner ». Notez bien cette fantastique expression, qui personnellement, me cloue sur place : « se laisser détourner ». Si je dois en croire cette définition, pour ne pas être têtu, il faudrait se laisser détourner quelle que soit la recevabilité des arguments de l’autre ! Voilà une définition qui persiste à enliser l’être humain dans sa subjectivité. Par quel miracle A (ou B) se laisserait détourner, si B (ou A) n’est pas convaincant ?

Vous vous en seriez douté, malgré les définitions mûrement réfléchies de nos académiciens, j’ose avancer que la notion d’entêtement n’existe pas. Il n’y a pas de têtus. Il n’y a que des gens que nous ne parvenons pas à convaincre. Et ce qu’il y a de terrible pour le soi-disant « têtu », c’est qu’il doit admettre, face à son opposant, qu’il est, de toute évidence, dans l’erreur. Lorsqu’on se fait qualifier de « têtu », la partie adverse estime qu’on a tort. Donc, sur ce principe, on peut supposer qu’elle estime avoir raison. Quelle est la valeur du « tort » et quelle est celle de la « raison », dans un échange où personne n’a réussi à se convaincre ? En quoi, celui qui souffre de ne pas convaincre, est-il en droit de porter la raison ? En quoi celui qui ne se laisse pas convaincre, est-il en devoir de porter le tort ? N’est-ce pas là toute la subjectivité de l’homme, que de juger l’autre depuis son propre repère ? Car voilà ce que l’on peut observer depuis le repère de A : « Moi (A), je n’ai pas convaincu B, donc B est têtu, donc B a tort, et moi (A) j’ai raison ! ». Si maintenant on se place dans le repère de B : « Moi (B), je n’ai pas convaincu A, donc A est têtu, donc A a tort, et moi (B) j’ai raison ! ». Démonstration, certes, un peu simpliste, mais qui montre que le mécanisme marche dans les deux sens, et que, de ce fait, ce mécanisme est celui de l’homme, plus que celui de l‘individu.

Donc j’ai bien été qualifié de têtu suivant un principe vexatoire tristement humain, et non par une extension de la notion d’entêtement, puisque cette notion, en toute objectivité, n’existe pas. De toute évidence, l’objectivité doit être maintenue dans tout échange, qu’il prenne la forme d’un débat, d’une réunion, ou d’une simple discussion. Je suis têtu dans le repère de ma femme ! Oui ! Mais dans le mien, est-ce que ma femme l’est aussi ? Si vous avez bien lu tout ce qui est écrit avant, logiquement, vous devriez connaitre la réponse. Mais cette réponse, je ne peux pas vous la donner. Vous êtes sur internet, ne l’oubliez pas ! Il se peut que la loi « informatique et liberté » couvre ma femme contre tout « principe vexatoire » du webmaster que je suis !

En tout cas, moi, têtu ? Ah cher homo sapiens, même civilisé, tu m’étonneras toujours ! Quand tu prends les traits d’une femme, en l‘occurrence de la mienne, tu deviens terrible, car on a toujours envie de te croire. Mais qu’importe la raison ! Qu’importe le tort ! Celle pour qui je suis le têtu, c’est celle que j’aime !


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